Il va de soit que je ne vais pas traiter dans cette rubrique la dépréciation du dollar par rapport à l’Euro ou au Yen, je laisse ce soin à ceux qui font leurs business dans l’import et l’export et aux opérateurs de change.
Ma chronique de ce jour est consacrée à quelque chose qui ne se vend et qui ne s’achète pas, à quelque chose qu’on peut perdre en quelques mois mais qui ne s’acquière qu’après plusieurs années.
Et même si le nom qui les désigne les approche de l’argent, elles sont les seules, qui dans un monde qui se respecte ne se monnayent jamais, car elles n’ont pas de prix .
Vous avez certainement compris qu’il s’agit des valeurs. Ces dernières qui sont en nous ou qui nous sont léguées par nos parents et nos ancêtres et qui font de nous des êtres humains.
Et c’est de cette dépréciation des valeurs que je vais parler (plus à moi-même qu’à d'autres).
Il est certain que plus votre âge est avancé, plus vous sentez cette dépréciation qui touche tous les domaines. Du rial avec qui on pouvait jadis faire son marché, au titre de Bacha (pacha) qui n’a plus le prestige qu’avait un bacha Hammou, en passant par Amghar, le caïd, le maître etc.
Tant mieux si tout le monde peut manger à sa faim et qu’ « Ayouh Annas » peut se payer un véhicule que ne pouvait posséder dans le passé que le plus riche des notables.
(j’ouvre une parenthèse pour dire que me revient à l’esprit un texte d’un livre de lecture qu’on avait en classe du CE1 dans les années 50 qui disait à peu près ça :
« Si j’étais un riche marocain, j’achèterais un âne ….. » je fais abstraction du sens péjoratif du texte et de l’esprit dans lequel il a était écrit. Je ferme la parenthèse)
Donc je disais que tout le monde applaudirait si cette de démocratisation qui permet à tout un chacun de s’octroyer suivant ses moyens ce qu’il désire.
Malheureusement la dépréciation touche aussi certaines valeurs que nos parents n’ont acquises et mises en place qu’après plusieurs décades. Je citerais à titre d'exemple:
- Le respect des personnes âgées ;
- Le respect de la parole donnée ;
- L’observation d’une grande pudeur dans les propos
- Le sens de la solidarité communautaire
Et j’en passe !
Ce sont ces valeurs qui se déprécient plus vite que le fait le Dollar, et que si nous ne faisons rien pour les rétablir et de les considérer, nous risquons de les perdre à jamais.
En 1993, alors que j’exerçais la fonction de Directeur des ventes dans une multinationale américaine, je me suis déplacé avec deux hauts responsables américains à Imilchil, car ils voulaient avoir une idée sur le niveau de pénétration des produits de leur entreprise en milieu rural.
J’ai fait coïncider notre visite avec le Moussem des fiançailles qui se tenait chaque année durant la dernière semaine de septembre chez les Ait Hlidou (pour information: aujourd'hui ce moussem est avancé à la dernière semaine du mois d'août).
Arrivés sur place après avoir passé quatre heures pour faire les soixante seize kilomètres de piste qui séparent Aghbala d’Imilchil, nous assistâmes à une transaction commerciale de troc; Un vendeur de sel germe échangeait deux mesures de son sel contre une mesure de dattes (de moindre qualité ). Les Amerloques connaissaient le troc, mais ils furent étonnés qu’il soit encore utilisé quelques parts .
Deuxième transaction à laquelle nous avions assisté concernait le bétail. Un éleveur (pas Amekssa) vendait vingt cinq moutons à un boucher. Ils marchandèrent le prix pendant quelques minutes et lorsqu’ils se mirent d’accord, ils se tapèrent les mains droites et le boucher emmena avec lui les vingt cinq têtes de bétail. Les américains n’ayant pas vu le paiement se faire, un des deux se tourna vers moi et me dit :
- Ali chèque ? Monnaie ?
J’appelle l’éleveur et je lui demande pourquoi il ne s’est pas fait payer.
Avec un sourire malicieux, il me répondit qu’il a convenu avec le boucher que ce dernier lui apportera son argent le premier souk après Tafaska (Aid el Kebir). Je souligne tout de même que nous étions à plus de deux mois de l’Aid !
Lorsque j’ai traduit aux américains ce que m’a dit l’éleveur, celui qui m’avait questionné me dit :
- Vous êtes arrivés déjà à ce niveau au Maroc ?
Je lui répondis que je n’ai pas saisi le sens de sa question.
Et c’est là qu’il m’expliqua qu’aux Etats-Unis en ce moment, les entreprises sont en train de se faire assister par des cabinets de conseil pour établir des relations de confiance entre elles, leurs fournisseurs, leurs clients et qu’elles font tout pour que les engagements pris et les délais fixés, soient respectés (c'était le temps où le "just in time" était à la mode !).
Il termine en me disant :
Ce que nous sommes en train d’entreprendre chez nous, je l’ai vu ici chez-vous, pendant le déroulement d'une seule transaction commerciale.
Je lui répondis
Mr John, tout ça existait bien chez-nous dans nos villes, nos villages et nos campagnes, malheureusement, nous l’avons perdu, il n’existe encore aujourd'hui que dans certaines localités enclavées à qui leur enclavement a permis de sauvegarder certaines valeurs dont celles que vous venez de constater.
Inutile de vous dire, qu'après notre retour à Casablanca, la transaction commerciale d’Imilchil est restée gravée dans les têtes des deux américains plus que l'est le niveau de pénétration de leurs produits en milieu rural.
Moralité: Si la dépréciation des monnaies peut avoir dans certains cas un coté positif, celle des valeurs et de l'éthique ne peut être que la source d'une dégradations des relations des membres d'une communauté.
Ainsi va Ghriss
Agadir le 21mai 2008